Le conflit ukrainien dure depuis 2014 et il n’est pas indispensable d’en savoir plus. Les détails d’une « guerre oubliée » , par définition, importent peu. Rafael Yaghobzadeh en prend acte, et assume de se distancier du documentaire pour plonger ailleurs. En choisissant le négatif, la faille qu’il ouvre est spatio-temporelle. Le territoire est uni, ses éléments indifférenciés. La ligne de feu a beau séparer des entités politiques - l’Ukraine d’une part, les Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk d’autre part -, elle suture l’expérience commune de la zone de guerre. Frontière paradoxale, elle délimite le contour d’un outremonde en le balafrant par son milieu. À l’intérieur de ces limites, Rafael Yaghobzadeh met en scène une esthétique unique et archétypale, parfois plus proche du collage que de la photographie. Pour lui, l’identité visuelle du Donbass se résume à cette essence mécanique, sombre et futuriste, un univers de science fiction hanté par une pénombre perpétuelle. Dans cet envers du miroir, les perspectives disparaissent. Les câbles électriques découpent des tessons de ciel carbone. Plantés dans la neige sombre ou la boue blanche : des poteaux nus, des masures détruites, des statues de Lénine. Les animaux sont absents, les armes prennent vie. Dans un jour noir, l’hélicoptère devient un dragon insectoïde. Les douilles éparpillées au sol ressemblent à des bactéries sous un microscope. Quant aux êtres humains, ils sont sans visage. Comme saisis en vision thermique, ils apparaissent en surbrillance, réduits à leur condition de cibles. Réfléchir en négatif, c’est considérer l’absence. La photographie en couleur est le domaine de l’humanité et de la souffrance ; le noir et blanc celui de l’Histoire et de la tragédie. (...)
Extrait du texte de Pierre Sautreuil - Territory, Editions Nuit Noire, 2021.